1 - La Rencontre

Les Allumés de la Paix
Chronique ruralo-décalée d’un certain bonheur


Le joueur d'orgue chante.
Péniblement accompagné des accords sans grâce d'un vieil instrument, il bredouille un répertoire vieillot et sans attrait. Il se sent seul, car il y a peu de monde ce matin sur ce marché Provençal. 
Les grincements de sa manivelle ne captivent personne et seul le marchand d'ail efféminé installé face à lui sous un parasol rose, lui témoigne un peu de sympathie.
En ce moment où l’amour lui manque, Rolland regrette son hétérosexualité.

Il chante et les sons aigus de son vieil instrument vrillent douloureusement son crâne étroit.
Les mélanges d'alcool de la veille, lui laissent un souvenir nauséeux, agrémenté d'une migraine  luxueuse qui descend aux pieds, et même plus bas. Sous ses semelles, le goudron doit souffrir et Rolland voudrait une caisse d'aspirine, maintenant.

En réalité, il n'est pas seul. Une meute de gamins dégénérés, boutonneux et laids, se poussent de leurs bras trop grands en se moquant de lui. Ils dégoulinent de bêtise adolescente et leurs cris sauvages couvrent sans peine la voix agonisante de l’artiste mal réveillé.
Ces gosses sont plus barbares que son orgue. Pour ne pas pleurer, il cherche dans sa tête malheureuse un motif possible de se trouver bien.
Pas de miracle.  Un coup d'œil dans le béret usagé posé devant ses pieds plats le désespère. L’absence de monnaie le ramène immédiatement à la triste réalité de son indigence.

Rolland soupire. Il n’a pas d’argent, il a chaud et il a soif. Mais il est le seul à le savoir.

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A l’autre bout du marché, Germaine trottine presque joyeusement. Son âme simple de vieille fille sans emploi déclaré, s'égaye des rayons du soleil et des odeurs du marché. Pour un peu, elle serait heureuse. Les poireaux qu‘elle vient d'acquérir sont de véritables merveilles.
Serrant dans sa main moite les anses de son sac de skaï, elle se met en quête du marchand d’ail.
Sans le vouloir, elle fredonne " le petit vin blanc ", mêlant son timbre de crécelle aux chevrotements du joueur d'orgue.

Le marchand d'ail n'a pas besoin de publicité, son haleine lui sert de pancarte. Guidée par la musique autant que par les effluves qui émanent du commerçant, elle se retrouve rapidement devant les tresses odorantes d'ail brun et vert. 
« Alors ma petite dame, on vient prendre les aulx ? »  s'exclame en rigolant le gai camelot qui depuis vingt ans s'efforce en vain d'amuser ses contemporains disgracieux avec cette vanne éculée.

Germaine se dispense de répliquer, car l'achat qu'elle va faire requiert toute son attention. Pour une Provençale, l'acquisition d’une tresse d‘ail est un événement majeur qui peut marquer une année.
L’ail doit être frais mais pas dur, piquant mais doux, beau et pas cher.
Ses doigts crochus aux ongles rongés se posent successivement sur différentes qualités, les tâtant, appréciant les contours et la fermeté, tandis que l'œil avare en évalue la couleur et la forme.

Soudain, c'est la révélation.
Au moment ou elle repère au fond d'un cageot l'objet de toutes ses recherches, le chanteur derrière elle entame " les roses blanches ".  Dans le cœur de Germaine que l'indifférence des hommes a pourtant endurci à jamais, les roses blanches (pour sa jolie maman) ont pris un statut a part.
C'est SA chanson, SON crédo. Le signe que les saintes valeurs de la famille et de l'amour filial, restent éternelles dans une société qui se dégrade.

Avec une vivacité qu'elle ne se connaissait pas, elle se retourne, le regard fier, la poitrine plate gonflée, tenant à la main telle une arme victorieuse une tresse d‘un ail superbe.
Rolland, qui s’endormait en déroulant mécaniquement sa chanson dans le désintérêt général sursaute. Pour lui aussi, le choc est terrible !

Tant d'années de solitude, tant d'errances sans but, tant de désillusions vont-elles prendre fin, sur ce petit marché peuplé de pécores pingres ?
Rolland est ébloui. Sous ses yeux, une magnifique tresse d'ail et en même temps une femme !  Son regard glisse sur le bras trop maigre, les épaules étroites et s'arrête navré sur une poitrine que la pesanteur n'a pas épargnée malgré le manque de volume. Les hanches elles-mêmes semblent dissoutes dans l'ensemble, rien ne permettant de savoir à quelle hauteur se trouve exactement la taille.
Germaine se sent gênée d'être déshabillée du regard par cet inconnu et de sa main libre elle tente de cacher ses chevilles, en tirant vers le bas la jupe qu'elle a soigneusement confectionnée (et ratée) elle-même. Pour la première fois depuis longtemps, un sourire apparait sur ses lèvres délaissées,  laissant voir une rangée de dents jaunies.
Les battements de son cœur s'accélèrent, présageant d'une émotion inhabituelle et ses jambes tremblantes se dérobent, lui faisant esquisser une sorte de révérence involontaire.

Hésitant entre le fou rire et l'attendrissement, Rolland contemple le tableau et accélère le rythme de sa chanson pour que le petit orphelin se dépêche d’offrir à sa maman agonisante, tout un champ de roses blanches. Il salue ensuite l'absence de foule et sur un dernier couinement de son orgue, il se dirige fermement sur Germaine.
Les âmes simples ont cet avantage, qu'elles n'ont pas besoin de mots pour s‘entendre. En un seul regard, chacun comprend tout de l'autre.

Sur ce marché de Provence, les vieux se souviennent très bien de ce jour.
Un chanteur des rues poussait sa carriole d'une main et trainait de l'autre une femme souriante.
Sur son orgue de Barbarie, par dessus les angelots de bois à la dorure craquelée, était posé un grand sac de skaï noir d'où dépassaient une tresse d'ail et une botte de poireaux. 


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